« Si le soleil entre dans la maison,
il est un peu dans votre cœur »
Le Corbusier
Au moment d’appuyer sur la sonnette, Hicham se retourna vers Nour, comme s’il cherchait dans son regard une approbation. Elle gardait les yeux baissés. Un carillon joyeux résonna à l’intérieur de la maison.
Depuis le bureau où ils se trouvaient, Marc et Delphine les avaient vus monter les marches et étaient déjà dans l’entrée lorsque le carillon retentit. Delphine tourna la clé et ouvrit la porte. Un courant d’air frais pénétra dans la maison.
***
MARC
Cette rencontre le rendait très anxieux. Il s’était répété plusieurs fois qu’il fallait prendre cela pour ce que c’était et rien d’autre, l’hébergement temporaire d’un couple de réfugiés syriens pendant l’examen de leur demande d’asile. Avec le départ de leur second fils Nicolas pour son master en Irlande, ils se retrouvaient tous les deux seuls dans cette maison pour la première fois et il était normal de penser à utiliser au moins une des deux chambres d’enfant. L’attachement de Delphine à la Syrie lui avait fait logiquement penser à proposer cette chambre à une association d’aide aux réfugiés syriens.
Présenté comme cela tout était simple mais il ne pouvait se cacher à lui-même qu’il en attendait bien plus.
Cela faisait maintenant plusieurs mois qu’il voyait Delphine s’enfoncer dans la dépression. Son cancer était bien soigné, la chimiothérapie venait de se terminer, elle n’avait plus qu’un traitement oral avec peu d’effets secondaires et ses cheveux n’allaient pas tarder à repousser. Pourtant il lui semblait que son moral déclinait au fur et à mesure que sa forme physique revenait. Il voyait bien que l’éloignement progressif des deux garçons devenus adultes représentait aussi un cap difficile. En tout cas il était convaincu qu’il fallait changer quelque chose dans leur vie, trouver un moyen d’éviter de se replier sur eux-mêmes. Il avait pensé à postuler pour devenir famille d’accueil pour des enfants maltraités, il avait même caressé l’idée d’adopter des enfants, mais il avait trouvé cela égoïste et déplacé et il n’avait même pas osé en parler à Delphine. Il avait cherché des informations sur des cours de théâtre, de peinture, qu’il laissait traîner sur la table basse du salon. Mais il avait beau faire il n’arrivait pas à intéresser Delphine à quoi que ce soit. Elle avait coupé tout contact avec ses collègues et la plupart de leurs amis, le monde semblait se rétrécir autour d’eux. Puis cette idée lui était venue et Delphine s’était laissé convaincre, sans enthousiasme.
Ce n’est qu’une fois tout organisé qu’il commença à envisager les problèmes qui pourraient se produire. N’allaient-ils pas tomber sur des extrémistes islamistes ? Après tout est-ce que les opposants au régime syrien n’étaient pas majoritairement des islamistes ? En tout cas c’est ce que lui disaient les collègues avec qui il en avait discuté. Pourvu qu’elle ne soit pas voilée et qu’il ne soit pas barbu, se répétait-il depuis trois jours. Comment allaient-ils communiquer ? Delphine lui avait dit qu’elle avait complètement oublié l’arabe, même si elle le parlait couramment quand elle était rentrée en France avec ses parents à l’âge de quinze ans.
Lorsque Delphine ouvrit la porte la première chose qu’il vit fut que la femme était voilée et son mari barbu. « Bingo ! », se dit-il. Il réprima un frisson, il était en tee-shirt et l’air frais l’avait surpris. Il regarda Delphine.
***
HICHAM
Depuis qu’ils avaient quitté Damas, toute son attention était focalisée sur Nour. Elle était méconnaissable. Elle qui auparavant impressionnait tous ceux qui la croisaient par sa force de caractère et son optimisme semblait brisée, amorphe. Lorsque le taxi l’avait ramenée de l’hôpital après cette terrible nuit, elle avait refusé de parler de ce qui s’était passé, lui annonçant simplement d’une voix tremblante « l’enfant est mort Hicham, nous n’aurons pas d’enfant » et se réfugiant au fond du lit. Il avait eu du mal à reconstituer les événements. Les médecins de l’hôpital qu’il arrivait à joindre le renvoyaient vers d’autres collègues, eux-mêmes feignant l’ignorance. C’est Samia, la gynécologue que Nour appréciait tellement, qui avait fini par lui donner quelques explications. Dans les jours qui suivirent il prit la décision de quitter la Syrie et depuis son obsession était de retrouver un environnement stable pour que Nour puisse enfin se reconstruire.
La proposition d’hébergement dans une famille l’avait enthousiasmé. Il avait harcelé Lorraine, la responsable de l’association, pour qu’elle leur attribue la place. Au foyer il appréciait de pouvoir discuter en arabe avec les autres réfugiés syriens ainsi qu’avec les Iraquiens et les Libyens mais il sentait bien qu’il fallait extraire Nour de cet environnement qui ravivait sans cesse sa douleur.
Ils avaient pris le RER avec leur valise et leur grand sac. Au changement à Saint-Michel – Notre-Dame, ils étaient sortis quelques minutes pour regarder la cathédrale. La veille au soir toutes les chaînes de télévision montraient l’incendie, ils n’allaient pas rester sous terre alors qu’ils étaient juste à côté. En sortant sur le quai de la Seine ils n’avaient pu aller bien loin : des barrières interdisaient l’accès à l’Île et la foule était massée devant. Il fut stupéfait de voir de nombreuses personnes en prière, certaines agenouillées sur le sol. Il avait une image d’une France laïque et même hostile à la religion, il faudrait qu’il en discute avec Lorraine la prochaine fois qu’il la verrait. Il avait vu qu’elle portait une croix autour du cou.
Il avait soigneusement repéré l’itinéraire à l’avance et avait su trouver le chemin depuis la station de RER Issy. Cependant le quartier était très différent de ce qu’il avait pu imaginer. La pente était très forte entre le RER et le quartier des Epinettes et séparait la ville en deux, malgré ces escaliers mécaniques extérieurs qu’il avait adorés. Sur la colline, des maisons et des immeubles de tout âge et de toute taille se mêlaient sans réelle cohérence. Les grandes tours pyramidales dominaient le quartier et un vent violent balayait leur pied. Il connaissait ce phénomène, difficile à anticiper par les architectes. Les trois rues qu’ils avaient prises ensuite étaient bordées de maisons disparates dont plusieurs parmi les plus anciennes étaient en cours de rénovation et d’agrandissement. Ils avaient croisé quelques personnes âgées poussant un chariot à roulettes ainsi que de jeunes parents avec de jolies poussettes. Ce mélange lui plaisait. Son métier d’architecte lui manquait et il regardait avec envie tous ces chantiers. Que de possibilités offertes ! Il eut le temps d’imaginer quelques projets de construction avant d’arriver à leur destination. Il s’agissait d’une petite maison de brique rouge jumelée à une autre qui était certainement identique à l’origine avant que des travaux ultérieurs n’introduisent quelques différences : le portail d’entrée, les huisseries, la rambarde de l’escalier qu’ils empruntèrent jusqu’à la porte d’entrée.
Il avait répété plusieurs fois les quelques phrases de français qu’il comptait dire pour se présenter. La porte s’ouvrit tellement vite quand il sonna qu’il en fut décontenancé.
Il regarda Nour.
***
NOUR
Elle aurait préféré rester au foyer. Elle n’avait pas envie d’être hébergée dans une famille, elle aurait l’impression de déranger, elle en était certaine. Se retrouver recueillis chez des inconnus alors qu’ils avaient un bel appartement à Damas, avec une deuxième chambre toute prête pour le bébé ! Elle se sentait à la fois honteuse et gênée.
Mais depuis leur départ de Damas elle s’en remettait entièrement à Hicham. Elle se laissait porter de camp de réfugiés en centre d’accueil, comme si sa volonté l’avait abandonnée, depuis ce jour terrible où sa vie avait basculé. Lorsque les blessés par balles avaient été déposés devant l’hôpital le personnel s’était scindé en deux : ceux qui préféraient se détourner comme s’ils n’existaient pas et ceux qui, comme elle, s’étaient précipités pour les soigner. Elle était gynécologue, pas chirurgienne, mais avec l’aide d’un jeune interne en néphrologie elle pensait avoir sauvé le blessé le plus atteint lorsque les trois hommes des forces de sécurité étaient entrés dans le bloc en hurlant. Ils l’avaient brutalement tirée en arrière la faisant tomber sur un chariot qu’elle avait entraîné dans sa chute. Elle avait reçu plusieurs coups de pieds, elle ne savait pas que ces bottes à lacets étaient si dures et si lourdes. L’un des hommes l’avait attrapée par le col de sa blouse et relevée à moitié en hurlant « regarde comment on soigne les terroristes » pendant que les deux autres s’acharnaient sur le blessé. Puis à nouveau les coups de pieds, dans le ventre, sur la tête, et elle perdit conscience.
Elle entendit ses collègues s’affairer autour d’elle, elle se sentit portée sur un chariot mais le sang lui obscurcissait la vue. Elle comprit qu’on allait l’anesthésier et elle voulut crier « sauvez mon bébé » mais déjà elle sombrait. A son réveil elle était seule dans une chambre, elle appela et presqu’aussitôt Samia entra. Responsable du service de gynécologie, elle était de repos pour deux jours, elle avait dû être prévenue pendant la nuit. Plus âgée d’une quinzaine d’année c’est elle qui avait formé Nour pendant son internat. Nour comprit en la voyant pleurer sans rien dire que le bébé ne naîtrait jamais et soudain les images de violence de la nuit précédente lui revinrent. La vision du corps ensanglanté du blessé se mêlait à l’image de son bébé et les miliciens frappaient l’enfant avec un scalpel. Elle eut un haut-le-cœur et entra dans une sorte de tunnel noir dont elle ne voulait plus sortir.
Le quart d’heure de marche depuis la station de RER lui avait fait du bien. Ils étaient montés sur la colline par des escaliers mécaniques. Ils n’avaient jamais vu rien de tel et ils en avaient été émerveillés. Hicham lui avait dit « on devrait construire les mêmes pour monter sur le Qassioun[1] ! » et pendant quelques instants ils s’étaient revus étudiants à Damas, marchant main dans la main sur les hauteurs du Qassioun avec la ville à leurs pieds, dans les lumières orangées du soleil couchant. Arrivés au sommet de la colline, au pied de tours immenses, ils avaient pris quelques minutes pour regarder la vue. A Saint-Denis où se trouvait leur centre d’accueil, le seul endroit où elle avait trouvé un peu de vue était le bord de l’esplanade du Stade mais cela n’avait rien de comparable.
La porte s’ouvrit tellement rapidement lorsque Hicham sonna, qu’elle ne put s’empêcher de sursauter. Dans le fond se trouvait un homme qui portait une barbe similaire à celle d’Hicham. La femme qui se tenait face à eux dans l’embrasure avait la tête couverte d’un drôle de bonnet en coton, bicolore, moitié rose moitié pourpre. C’est la première chose qu’elle remarqua car elle avait pour habitude de regarder comment les femmes portaient le voile. Elle-même avait longtemps refusé de porter le voile pendant ses études de médecine. Elle ne s’y était résolue que lorsque la pression était devenue trop forte à l’hôpital, lassée de sans cesse se justifier auprès de ses collègues et des patients. Depuis qu’elle était en Europe, elle aurait pu le retirer sans que personne ne le remarque mais elle le conservait comme une affirmation de son origine et de son identité. Son regard professionnel lui amena l’explication de cette coiffe : la femme n’avait pas de sourcils ni de cils, ce qu’elle avait essayé de masquer avec son maquillage. Elle était certainement sous chimiothérapie, comme de nombreuses patientes qu’elle avait traitées dans son service.
Elle lui sourit, la regardant droit dans les yeux avec confiance.
***
DELPHINE
Elle s’était préparée à cette rencontre, elle avait rassemblé ses souvenirs, les quelques rudiments d’arabe qui lui restaient après toutes ses années et s’était répété intérieurement sur plusieurs tons l’expression « Ahlan wa sahlan[2] » pour les accueillir.
L’idée de Marc, accueillir des réfugiés syriens, l’avait vraiment dérangée. Elle évitait toute discussion sur la Syrie depuis plusieurs années maintenant, depuis la lecture de ces articles terribles qui décrivaient les atrocités de la guerre civile. Ces personnes qui torturaient, assassinaient, violaient étaient ceux-là mêmes avec lesquels elle avait joué pendant ces années lumineuses qu’elle avait passées à Damas lorsque son père y était en poste à l’Ecole Française. Les Syriens lui avaient laissé un souvenir de gentillesse et d’ouverture et elle les découvrait capables d’une cruauté inhumaine. L’incompréhension, ou peut-être la peur de devoir comprendre que cette inhumanité était tapie au fond de l’être humain, l’avait amenée à effacer la Syrie de son esprit, sautant les articles dans le journal, changeant de chaîne à la télévision, éteignant la radio, fuyant les discussions sur le sujet avec ses parents.
Elle voyait bien que Marc pensait lui faire plaisir, probablement lui changer les idées et elle n’avait pas dit non. Sa maladie lui avait brutalement fait voir la vie sous un angle différent. Cela n’avait rien d’original, elle le savait bien, mais elle ne s’imaginait pas reprendre sa vie d’avant. De toute façon ses fils en quittant la maison avaient mis un point final à sa « vie d‘avant ».
Est-ce que Marc pensait que le fait de côtoyer d’autres personnes dans le malheur lui ferait du bien ? Voulait-il lui faire honte de ne pas être heureuse alors que d’autres traversaient des épreuves bien plus terribles ? Ils n’en avaient pas discuté car elle ne discutait plus, elle n’ouvrait la bouche que pour les nécessaires banalités du quotidien. Le reste était au-dessus de ses forces même si les pensées les plus vives continuaient à l’habiter en permanence.
A l’instant où elle les vit sur le pas de la porte, dans ce vent d’avril qui les faisait tous frissonner, elle ressentit quelque chose de chaud au fond d’elle-même qui lui fit du bien.
Elle vit cette dame lui sourire sous son voile et soudain un mot en arabe s’imposa dans son esprit, un mot qu’elle avait oublié depuis longtemps et qu’elle prononça avant même de s’en rendre compte : « Tfaddal[3] ». Surprise de s’entendre parler arabe elle se sentit rougir et les joues en feu elle s’écarta pour les laisser entrer.
***
Au moment où Delphine s’écarta, ouvrant grand la porte, le soleil perça les nuages et illumina l’entrée. Répétant « Tfaddal », les joues toujours brûlantes, elle laissa s’épanouir un large sourire.
Marc ne la quittait plus des yeux, gagné par la joie de la voir sourire enfin.
Baignés dans la lumière
du soleil qui éclairait les quatre visages radieux, Nour et Hicham entrèrent
dans la maison.
[1] Montagne qui domine Damas
[2] Bienvenue
[3] Bienvenue, plus familier
Merci Sylvestre pour ce rayon de soleil !
Il t’a suffit de peu de mots pour me le faire entrer droit au coeur.
Bravo Sylvestre pour ce texte très émouvant et rempli d’humanité! C’est très touchant.
Merci Sylvestre pour cette illustration saisissante de l’hospitalité en œuvre, ce droit réciproque pour ceux qui voyageaient de trouver, selon des conventions établies entre des particuliers, des familles, des villes, gîte et protection les uns chez les autres.
Une ingrédient bien rare de la mondialisation de nos jours.
Sur ces fondements d’actualité, avec le paradoxe du confinement, allons nous reconstruire une vie bonne qui a du sens ?
Le besoin vital de reconstruction ressenti par ces deux couples, nous le partageons à des degrés divers.
A contrario de la Maison Radieuse de Le Corbusier, l’articulation individu/collectif, Homme/Humanité, demeure une dimension mal articulée de notre village monde. Elle est pourtant une condition préalable à un bien-être collectif qui favorise le vivre ensemble.
La citation poétique, que tu as choisie, illustre merveilleusement cet état de cœur et nos perspective de progrès véritable.
Dans sa complainte du progrès, en 1955, pendant les trente glorieuses, avec humour, Boris Vian, soulignait les écueils sur lesquels nous achoppons.
Ton excellente nouvelle, nous interroge : saurons-nous construire les trente radieuses ?
Merci Sylvestre, pour cette belle fenêtre d’humanité …